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Quand on y pense, on constate que le langage humain est un phénomène assez extraordinaire. Par le simple fait de faire bouger les cordes vocales d'une certaine façon, nous pouvons influencer une autre personne d'une manière prévisible.
Très souvent, les énoncés que nous entendons et que nous prononçons sont nouveaux pour nous: c'est la première fois de notre vie que nous les utilisons. Par exemple, si vous considérez l'ensemble des phrases que vous avez lues jusqu'ici dans ce manuel, il est très probable que presque toutes sont nouvelles pour vous. Pour le dire autrement, les langues se caractérisent par l'ouverture et par la créativité. Mais en même temps, en comparant les différentes langue entre elles, nous constatons des traits communs essentiels partagés par toutes. Les paramètres de l'ouverture semblent donc fixés de façon assez sévère.
Autre aspect surprenant: malgré le fait que nous connaissons tous des milliers de mots (et des millions de phrases possibles), nous arrivons à trouver, très rapidement et sans même y faire attention, les mots et les phrases nécessaires dans notre communication de tous les jours. Ceux qui apprennent une langue étrangère peuvent mesurer l'écart entre les difficultés qu'ils ont dans les premières années de l'apprentissage d'une autre langue et leur utilisation quotidienne de leur langue maternelle.
Non seulement avons-nous la capacité de manipuler un nombre énorme de mots et de phrases, mais nous pouvons aussi ajuster notre utilisation de la langue pour tenir compte du contexte. Par exemple, il arrive parfois qu'on ne comprend pas un mot qu'on entend ou qu'on lit. Malgré cela, le plus souvent on arrive à combler de telles lacunes au moyen du contexte. Ou encore, dans une situation où il est difficile d'entendre l'autre personne (musique forte, machines bruyantes) nous faisons les ajustements nécessaires pour que la communication fonctionne. Et ce n'est pas tout: il n'existe pas deux personnes qui parlent de la même façon. C'est même l'existence de ce genre de variation qui nous permet d'identifier notre interlocuteur au téléphone, par exemple. Mais malgré ces divergences interindividuelles, nous comprenons la plupart des phrases que nous entendons.
Malgré la richesse de nos capacités linguistiques, il n'existe jusqu'à présent aucune grammaire complète d'aucune langue humaine. Nous savons comment parler, mais dans l'ensemble, nous avons beaucoup de difficulté à expliciter ce que nous savons. C'est justement la tâche de la linguistique: rendre explicite ce que nous savons sur la langue.
La linguistique est l'étude scientifique du langage humain. Cette définition très générale appelle un certain nombre d'explications et de distinctions.
Considérons les phrases suivantes:
Selon un point de vue strictement normatif (c'est-à-dire du point de vue des dictionnaires et des grammaires de ce qu'on appelle le français standard), toutes les phrases sauf la première seraient fautives.
Exercice: Trouvez les 'erreurs'. |
Par contre, à part la deuxième phrase, qu'en principe aucun francophone ne prononcerait en connaissance de cause, toutes ces phrases se disent dans la francophonie, dans un contexte ou dans un autre.
Il faut admettre dès le début que ce qu'on appelle le français `standard' ou le français `normatif' ne représente qu'une très petite tranche du français. Tout un ensemble de dimensions viennent compliquer ce tableau. Comme toute autre langue, le français varie selon la région, l'âge, le sexe, le niveau d'instruction des locuteurs, le registre, le genre, la situation et le médium (langue orale ou langue écrite), pour ne nommer que ces facteurs. En même temps, une langue se renouvelle constamment, au moyen de créations internes et d'emprunts à d'autres langues.
Exercice: Expliquez dans quel contexte on utiliserait chacun des exemples précédents. |
La grammaire normative d'une langue fixe des principes pour la communication écrite soignée, mais n'a pas beaucoup à dire sur les autres variétés. Et pourtant, toutes les sortes de variation présentées ci-dessus existent, et ont existé depuis bien longtemps. Il faut donc en tenir compte.
Pour le faire, la linguistique se sert de l'approche descriptive, qui consiste à relever et à décrire les variations d'usage dans une communauté, sans porter de jugements a priori sur leur acceptabilité. Notez bien cependant que cela n'implique pas l'absence de jugements de valeur dans une communauté linguistique. Chaque registre, chaque région a ses normes, et tout écart est vu comme 'bizarre' par les locuteurs: on dira que la personne qui a un parler trop soigné qu'il (ou elle) "parle comme un livre", ou dans le cas de la prononciation, qu'il (ou elle) "a un accent". La linguistique tiendra compte des jugements de la sorte, puisqu'ils indiquent les limites de chaque variété linguistique. Mais aucun linguiste ne rejetera une variété linguistique pour des questions de norme.
Expérience: Trouvez un cas de conflit entre variétés linguistiques que vous avez vécu. Qu'est-ce qu'on a dit ou fait qui a mis en valeur le conflit? Quelle dimension linguistique était en jeu dans le conflit? |
Le statut scientifique de la linguistique implique un certain nombre de contraintes sur la méthode. En général, on procède par la proposition de modèles qu'on essaie de tester contre des données pour les infirmer. à la lumière des faiblesses découvertes, on modifie le modèle pour le tester encore, et ainsi de suite.
Pour être utilisable, un modèle doit être explicite et falsifiable. Prenez le modèle suivant:
Le nom ou substantif est le mot qui sert à désigner, à "nommer" les êtres animés et les choses; parmi ces dernières, on range, en grammaire, non seulement les objets, mais encore les actions, les sentiments, les qualités, les idées, les abstractions, les phénomènes, etc. (Grevisse, Le bon usage 8e édition, p.166)
Une telle définition n'est ni explicite, ni falsifiable. Elle n'est pas explicite puisqu'elle se termine par etc. qui laisse entendre qu'il existe d'autres sortes d'objets non spécifiés. Elle n'est pas falsifiable non plus: puisqu'il n'existe pas de définition satisfaisante de ce que c'est qu'un phénomène, on ne peut pas déterminer si quelque chose serait ou non un phénomène.
Les définitions de la sorte sont courantes en grammaire normative, où on peut faire appel à l'intelligence des lecteurs pour combler les lacunes de la définition. Il suffit de suggérer la réponse à une question, non pas de la rendre totalement explicite. L'avantage d'une définition de la sorte est qu'elle est relativement utile pour donner l'idée générale à transmettre. L'inconvénient, c'est qu'elle n'est pas vérifiable: on ne peut jamais prouver que Grevisse a tort.
Une définition linguistique, par contre, doit obligatoirement se prêter à la falsification. Prenons un exemple. Sur la base de mots comme acheteur, vendeur, lanceur, on pourrait formuler le modèle suivant:
Tous les noms français qui se terminent en -eur sont masculins.
Cette définition est falsifiable: il est facile de trouver des exceptions, comme longueur, pâleur ou rougeur, qui sont féminins. Des exemples de la sorte, qui viennent contredire un modèle, s'appellent des contre-exemples. À la lumière de ces contre-exemples, on pourrait reformuler le modèle ainsi:
Les mots français à base verbale + -eur comme achet + eur, vend + eur sont masculins, mais les mots français à base adjectivale + -eur comme longu + eur, pâl + eur sont féminins.
Ce modèle est supérieur au précédent, mais il reste encore des problèmes. Que fait-on dans le cas de formes comme peur et honneur qui ne se divisent pas en base plus -eur? En fait, il faut réviser le modèle encore une fois:
Les mots français à base verbale + -eur sont masculins, et les mots français à base adjectivale + - eur sont féminins. Par contre, le genre des mots français qui se terminent en -eur mais qui n'ont qu'un seul morphème dépend du mot individuel.
Expérience: Pour vous convaincre du statut secondaire de la forme dans la communication quotidienne, écoutez quelqu'un qui parle, en personne, à la radio, ou à la télévision. Au bout de trente secondes, essayez de répéter ses paroles exactes. Ensuite, essayez de résumer la signification de ce que vous venez d'entendre. Laquelle des deux activités est plus facile? |
Par contre, ce qui nous intéresse en tant que linguistes est justement comment on parle et écrit. Il est important de prendre l'habitude de noter ce qu'on entend et ce qu'on lit. Par exemple, la prochaine fois que vous assistez à un cours en français, notez le langage utilisé par le professeur. Est-ce qu'il ou elle utilise des phrases complexes, ou bien des phrases simples? Est-ce qu'il ou elle répète souvent ce qui vient d'être dit? Quel est son registre? Par exemple, dans ses phrases négatives, trouve- t-on ne ... pas ou simplement pas? Quelles sortes d'interjections entend-on au cours des explications: hein, ok, d'accord?
Tout linguiste devrait garder une liste des exemples de la sorte: elle fournira de précieux exemples pour l'avenir.
Avez-vous la même prononciation dans les deux cas? Vous venez d'utiliser votre intuition linguistique. Notez bien, cependant, qu'il faut toujours confirmer l'intuition linguistique par l'appel à d'autres locuteurs.
Par contre, il surgit un problème fondamental. La plupart des locuteurs ont passé par le système scolaire qui a laissé des traces dans leur jugement linguistique. Pensez aux exemples de phrases avec ou sans ne ... pas. Si vous demandez à certains locuteurs ce qu'ils pensent d'une phrase comme Je l'ai pas vu, leur réponse sera que c'est une phrase inacceptable, malgré le fait qu'ils l'utilisent souvent. Il faut donc se méfier de l'influence de la grammaire normative sur les perceptions.
Exercice:
Analysez l'emploi de la forme politique dans
l'extrait de corpus oral suivant, tiré des
Échantillons de textes libres publiés par
l'université de Sherbrooke. (Vol. 3, p.103)
Pis au point de vue de la politique disons... je pourrais pas dire tellement au point de vue politique, parce que je m'intéresse pas tellement à la politique. Disons je regarde en gros dans... dans les journaux qu'est- ce qui se passe. Politique extérieure. Mais au point de vue politique du Québec puis eh... Moi, un paquet de gens qui s'engueulent là, ça m'énerve pis je me mêle pas de ça. |
Le plus souvent en linguistique, on essaie de combiner les différentes sources de données afin d'avoir la base la plus solide pour proposer un modèle. En même temps, il faut reconnaître que l'étude de la langue suppose une conception relativement détaillée de celle-ci. Pour l'obtenir, il faut commencer par une série de distinctions préliminaires, afin de cerner l'essentiel du sujet. Nous en verrons quelques-unes dans ce qui suit.
Puisque la performance se fait au niveau individuel, elle est sujette à des contraintes hic et nunc qui l'influencent. Ces contraintes peuvent être d'ordre psychologique (facteurs de mémoire ou d'attention), physique (questions de voix, de niveau sonore, de rapidité du discours) ou physiologique (questions de muscles, de perception). Dans la vaste majorité des cas, tout fonctionne bien: c'est même cela qui est surprenant dans la langue, sa résistance aux effets extérieurs (voir le concept de redondance plus loin).
Par contre, il arrive que l'un ou l'autre des facteurs empêche le bon fonctionnement de la langue. Il se produit alors ce qu'on appelle une erreur de performance. En voici quelques exemples:
Les erreurs de performance peuvent nous renseigner sur la structure de la langue: en fait, on ne se trompe pas de façon aléatoire. Le plus souvent, il y a un système derrière de telles erreurs.
Très souvent, quand on se trompe, on est capable par la suite de reconnaître l'erreur. C'est que nous avons dans nos têtes une compétence individuelle. Il s'agit de connaissances pour la plupart implicites. Si on demande à un locuteur natif (c'est-à-dire, quelqu'un qui a appris une langue comme sa langue maternelle) d'expliquer pourquoi il ou elle parle de telle ou telle façon, on entend le plus souvent des réactions comme: "Mais ça sonne mieux comme ça". Il ne faut pas l'oublier: l'accès aux règles de grammaire est le plus souvent secondaire: la plupart des locuteurs francophones auraient de la difficulté à expliquer ce que c'est qu'une préposition, mais tous utilisent des prépositions à tous les jours.
Malgré la diversité individuelle, il reste beaucoup d'éléments communs entre les locuteurs d'une langue. À cause de cela, les linguistes peuvent dans certains cas faire abstraction des variations individuelles pour étudier ce qu'on appelle la compétence idéale ou tout simplement la compétence. Il s'agit d'une abstraction: c'est un ensemble des règles implicites qu'on suppose présentes dans la tête d'un locuteur idéalisé, sans limites de mémoire, sans erreurs de performance. Ce concept nous permet d'étudier la langue à l'extérieur de la tête, en quelque sorte, mais il ne faut jamais oublier que c'est bien une construction théorique. Il ne faut jamais la prendre pour la réalité.
Malgré cela, ce concept nous permet de préciser ce que nous savons sur la langue. Voyons un exemple. Quelle serait la phrase la plus longue qu'on pourrait faire en français? Supposons un locuteur qui se met à parler, et qui s'exclame en répétant: Je suis fâché, fâché, fâché.... On tomberait bientôt sur une limite supérieure de performance: il faudrait respirer, manger, etc. et à la fin de la vie, on arrête de parler. Mais on ne peut pas nommer une limite maximale théorique. Un locuteur idéal pourrait faire une phrase de la sorte pendant des siècles, et elle serait tout aussi grammaticale qu'une phrase de 5 mots (même si ça commencerait à manquer d'intérêt au bout de quelques minutes). En d'autres termes, le concept de compétence idéale nous a permis de saisir le fait que la phrase n'a pas de limite supérieure théorique.
La parole désigne aussi deux choses distinctes:
Le terme langage s'emploie, lui aussi, dans deux contextes différents. Cela signifie ou bien:
Expérience: Mettez-vous à la place d'un enfant. écoutez ce qu'on dit autour de vous, et comptez le nombre de phrases complètes, sans hésitations ni erreurs de performance. |
Expérience: Quelles seraient les caractéristiques de votre idiolecte? |
Au niveau régional, on retrouve des dialectes. Un dialecte est une variété linguistique utilisée dans une région particulière. Prenez les exemples suivants:
Expérience: Trouvez un exemple de dialecte dans votre langue maternelle. |
Le sociolecte désigne une variété linguistique qui dépend du contexte social (l'âge, le sexe, le niveau d'instruction, entre autres choses). Ainsi, on constate que les jeunes ne parlent pas comme leurs grands-parents, et qu'il existe, par exemple des variétés linguistiques qu'on n'entend pas parmi les gens instruits.
Expérience: Est-ce vrai que les hommes et les femmes parlent de la même façon dans le contexte nord-américain? |
En fait, les différences de dialecte et de sociolecte ne sont pas tout à fait étanches. On entend souvent des locuteurs qui imitent d'autres dialectes ou sociolectes. En outre, il existe une autre dimension même plus difficile à préciser: il s'agit des différences de registre. Dans un contexte formel, on ne parlera pas de la même façon que dans un contexte familier. Voyons un exemple. En français canadien, il y a plusieurs façons de poser une question:
Ce n'est pas qu'on néglige l'écrit, tout simplement on reconnaît que c'est l'oral qui prime. En même temps, on reconnaît qu'il existe des différences importantes entre l'oral et l'écrit. Par exemple, on dispose à l'oral de toute une gamme de ressources phonétiques pour modifier les messages (changements d'accent, d'intonation, de vitesse, de force) difficiles à traduire à l'écrit. Par contre, l'écrit a l'avantage de la permanence et de la modifiabilité. On peut relire un texte écrit, mais il est difficile de réécouter une conversation.
Dans le passé, on étudiait surtout les grandes langues des civilisations passées (latin, grec, sanskrit, hébreu): c'est-à-dire, des langues écrites: L'attention était concentrée sur des textes. Ce type d'étude linguistique s'appelle la philologie.
1. | Cette | salle de classe | a | une porte et cinq fenêtres. | 2. | La | salle de classe | a | une porte et cinq fenêtres. | 3. | Cette | chambre | a | une porte et cinq fenêtres. | 4. | Cette | salle de classe | possède | une porte et cinq fenêtres. |
Notez les colonnes. On a remplacé un seul élément de la première phrase par un élément dans une autre phrase. L'axe des substitutions s'appelle l'axe paradigmatique. Cet axe fonctionne au niveau des sons, au niveau des mots, et même au niveau des phrases.
Expérience: Pensez à des phrases qui pourraient se remplacer. |
La substitution peut laisser le sens global plus ou moins inchangé, ou elle peut obéir seulement à des contraintes grammaticales (où on remplace un nom par un autre nom, par exemple, et non pas par un verbe).
En général, la substitution se fait un élément à la fois. Mais il arrive que le choix d'un élément détermine le choix d'autres. Prenez les exemples précédents. Une fois qu'on choisit un nom féminin comme salle de classe ou chambre, on est obligé de choisir un article féminin comme la ou cette plutôt qu'un article masculin. Ou encore, le choix d'un sujet singulier demande le choix d'un verbe singulier. Les contraintes de la sorte s'appellent des dépendances syntagmatiques.
Prenez l'exemple des graphies (les formes d'écriture). Il existe plusieurs façons de former la plupart des lettres, mais nous arrivons le plus souvent à les distinguer. C'est que derrière la substance de chaque graphie individuelle, il existe une base commune.
Expérience: Étudiez les variantes d'une lettre dans une série de textes manuscrits. |
On trouve la même chose au niveau du sens. Une phrase comme Je l'ai vu hier peut s'employer dans une infinité de contextes différents. Malgré cela, son sens essentiel reste le même. En d'autres mots, la substance change, mais la forme reste la même.
Par exemple, il existe un grand nombre de prononciations individuelles pour le mot chat, mais toutes ces prononciations ont un noyau commun. Ce noyau s'appelle le signifiant. Notez que le signifiant n'existe pas comme entité physique. On ne peut pas entendre un signifiant: on entend des sons. Mais le signifiant montre sa présence par le fait que nous sommes capables de reconnaître qu'une série de prononciations sont en fait des exemples du même mot.
Il en va de même pour le sens. Comme nous l'avons vu dans le cas de Je l'ai vu hier, une suite de mots peut avoir une variété d'interprétations selon la situation et le contexte. Malgré cela, chaque mot possède un sens général constant d'une situation à l'autre. C'est cette base abstraite qui nous intéresse: nous l'appelons le signifié. Par exemple, la suite je peut s'employer par beaucoup d'individus différents. Malgré cela, son signifié reste identique: `la personne qui parle'. Comme le signifiant, le signifié est une entité abstraite dont on peut déceler l'existence par l'observation des exemples de communication.
Notez bien cependant qu'on ne peut pas observer un signifiant ou un signifié sans sa contre-partie. On peut parler du signifiant chat seulement dans le contexte d'un mot, où il y aurait en même temps un signifié. Par exemple, la suite de lettres c h a t ne serait pas un signifiant dans le mot achat. De la même façon, nous avons dans nos têtes beaucoup de sentiments, d'impressions, d'idées, mais ces choses ne deviennent des signifiés linguistiques qu'au moment où nous les exprimons au moyen d'un signifiant.
Donc, les signifiants et les signifiés ensemble font partie d'une unité plus complexe, qu'on appelle le signe linguistique.
On voit qu'entre le français et l'anglais, il n'existe pas de correspondance simple entre signifiants et signifiés. On n'a même pas les mêmes signifiants et signifiés dans les deux langues. Là où le français a deux signifiants porte et portière, l'anglais n'a qu'un seul. Là où le français ne fait pas de distinction de genre, l'anglais doit en faire une (his/her).
Exercice: Trouvez d'autres exemples de différences entre le français et l'anglais. En particulier, trouvez des lacunes lexicales où il existe un mot dans l'une des langues mais non pas dans l'autre. |
Donc, pour étudier les signes d'une langue, il faut tenir compte de tout le système. Chaque langue représente un découpage arbitraire dans les signifiants et signifiés possibles.
C'est l'arbitraire du signe qui permet à une langue de changer radicalement dans tous ses aspects: prononciation, morphologie, syntaxe, sémantique.
Il est facile de sous-estimer l'importance de ce concept. Dans tout le reste du cours, il faut le garder à l'esprit: c'est le système qui nous intéresse, non pas les unités isolées.
Il a appelé la personne qui parle le destinateur et la personne qui écoute le destinataire. Bien sûr, la même personne sera tantôt destinateur tantôt destinataire. En même temps, pour garder la communication, il faut garder le contact entre les deux personnes. Il faut aussi partager le même code (on sait ce qui se passe si on ne partage pas la même langue). En outre, on ne parle pas dans le vide, mais dans une situation particulière, dans un endroit et à un moment donné: tout cela s'appelle le contexte. Finalement, il y a ce qui se transmet entre les deux, ce qu'on appelle le message.
Jakobson a identifié une fonction linguistique qui correspond à chacun des facteurs.
La fonction centrée sur le destinateur, ce que le destinateur se montre sur lui-même, s'appelle la fonction émotive. Par exemple, il existe un ensemble de mécanismes linguistiques disponibles pour montrer les émotions du destinateur: pour montrer qu'on est fâché, on hausse la voix, on insiste sur ses mots, etc.
Expérience: Testez vos amis. Essayez de simuler les marques d'une émotion ou une autre, et voyez s'ils réagissent de la façon appropriée. |
La fonction centrée sur le destinataire s'appelle la fonction conative. Par exemple, pour faire agir quelqu'un, on a à sa disposition une série de ressources, allant d'une phrase impérative: Ferme la porte à une demande plus polie Pourrais-tu fermer la porte à une simple suggestion Il y a un courant d'air qui passe par la porte.
Exercice: Exprimez le même contenu de 3 manières différentes. Une autre personne doit décider à quel type d'interlocuteur vous vous adressez (comme on le fait souvent quand quelqu'un parle au téléphone). |
D'autres aspects de la fonction conative concernent des changements d'accent ou de langue; l'ajout ou l'élimination de traits élégants ou populaires; le choix d'un vocabulaire de niveau intellectuel ou vulgaire.
La fonction linguistique basée sur le contact s'appelle la fonction phatique. Beaucoup d'interjections (oui, oui) et de gestes (regards, hochements de tête) contribuent à maintenir le contact.
Expérience: Testez l'importance de la fonction phatique de la façon suivante. Dans une conversation en personne ou bien au téléphone, évitez toute marque phatique normale. Ne dites rien, ne changez pas d'expression. Comptez le nombre de secondes qui s'écoulent avant que votre interlocuteur vous demande ce qui ne va pas. |
La fonction linguistique centrée sur le code s'appelle la fonction métalinguistique. Nous nous en servons chaque fois que nous expliquons le sens d'un mot inconnu, ou que nous faisons une traduction dans une autre langue.
La fonction basée sur le contexte s'appelle la fonction référentielle. Chaque fois que nous transmettons de l'information sur le monde à une autre personne, c'est la fonction référentielle qui est en jeu.
Finalement, la fonction axée sur le message lui-même s'appelle la fonction poétique. Chaque fois que la forme des mots influence le choix des mots utilisés, nous avons un exemple de la fonction poétique. Prenez l'annonce publicitaire: Tide est là. La saleté s'en va. Remplaçons s'en va par part. Le message reste le même, mais le texte a changé: on a perdu la rime, et l'effet est moins frappant.
Expérience: Prenez une chanson et remplacez la moitié des mots par un synonyme. Qu'est-ce qui change? |
On a donc tort de limiter la fonction poétique à la poésie. En fait, elle est fréquente dans la langue de tous les jours. En même temps, il faut reconnaître que les différentes fonctions peuvent coexister dans le même énoncé. Finalement, il faut admettre que le modèle de Jakobson est incomplet: il existe plusieurs fonctions qu'il n'a pas prévues.
Expérience: Pensez à d'autres fonctions que Jakobson n'a pas prévues dans son modèle. |
Exercice: Notez des situations dans lesquelles vous vous sentez gêné à cause d'un problème de la sorte. Quelles sont les caractéristiques variables que vous auriez voulu changer pour le deuxième interlocuteur? |
Mais en même temps, qu'est-ce qui distingue le langage humain au sens strict de ces autres langages? Voici trois différences:
Exercice: Trouvez trois exemples concrets de déplacement. |
Expérience: Essayez de traduire une phrase dans un autre langage que le langage humain. |
Dans une autre perspective, on peut étudier l'évolution d'une langue à travers le temps, les gains et les pertes, ainsi que le passage d'une langue à une autre. Cela s'appelle la linguistique diachronique.
Bybee, Joan. (1985) Morphology: a study of the relation between meaning and form. Amsterdam: Benjamins. (RES)
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Dernière modification: 27 décembre 1996. Veuillez signaler des problèmes d'ordre technique à Greg Lessard <lessardg@post.queensu.ca>